Attendre que le vingtième siècle se termine bien, qu’il soit révolu, implique qu’on ignore si le présent est dorénavant au-delà de l’histoire, autrement dit si l’histoire est bel et bien finie, ou si ce qu’il nous en reste relève d’une histoire sans fin.
Mais c’est aussi laisser entendre qu’on reconnaît que cet événement (la fin du siècle) s’est passé, comme tout autre événement récent ou en cours, sans qu’on en ait véritablement fait l’expérience – qu’il s’est passé dans un monde où l’expérience nous est offerte ou bien comme perpétuelle simulation ou bien comme fraude.
Autant dire que ce que nous avons hérité du siècle dernier, ce qui nous empêche d’entrer dans une nouvelle ère, une nouvelle époque, c’est la pauvreté en expérience.
Cependant, cet oubli du temps, si impertinent et obstiné soit-il, n’est pas motivé par la nostalgie d’un passé idéal qui n’a jamais eu lieu – le désir d’un retour à un monde idéal de l’expérience. Il est plutôt motivé par le désir de remettre le temps à demain pour pouvoir maintenant faire usage des ruines de l’expérience ; le désir d’ouvrir un espace de perceptions instables, de solutions incongrues qui auront été tirées de cette pauvreté même – et peu importe l’apparente impertinence de cet espace, de cet usage.
C’est ce que Walter Benjamin qualifiait, au siècle dernier, de « nouvelle barbarie ».
Un nouveau barbare c’est quelqu’un qui ne s’endeuille pas de la disparition de l’expérience, mais qui ne se propose pas non plus de surmonter cette disparition en simulant ce qu’il se sait incapable d’offrir : « À quoi la pauvreté en expérience amène-t-elle le barbare ? Elle l’amène à recommencer au début, à reprendre à zéro, à se débrouiller avec peu, à construire avec presque rien, sans tourner la tête de droite ni de gauche ».
Ne disposant que de peu de moyens, bien décidé cela dit et non sans un certain ludisme, le nouveau barbare part à la recherche des voies par lesquelles il pourra survivre à la perte de l’expérience. Son souhait ultime est non pas qu’on le délivre des ruines qu’il perçoit devant lui et dont il veut se servir, mais de se délivrer lui-même et de délivrer les autres de l’expérience comme telle.
Ce qui explique le caractère transitoire des choses qu’il vient à tirer de ces ruines – choses qui peuvent apparaître pour disparaître aussitôt – motivées par une contingence joyeuse en complète contradiction avec le fardeau des événements du monde qui ne se prêtent plus en rien à l’expérience.
Parce qu’il sait que la « véritable actualité » c’est le temps déchargé du passé – une pure transition au-delà de toute expérience – un temps qui n’est plus paralysé désormais par l’événement de son passage.
Dean Inkster, 2002